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VIEILLE FRANÇOISE 573

pétitionnaient et le propriétaire se récusait ironiquement. Vieille Françoise pleurait, se décourageait, et après quel- ques mois recommençait de chercher un logement hon- nête.

Un soir, des meubles insolites que des hommes noirs qu'on n'avait jamais vus, portaient avec des précautions amoureuses, traversèrent la grande place, l'avenue royale et vinrent échouer devant une belle maison de la rue du Commerce. Les Chantaumois étonnés par cette procession touchante de misères qu'une vieille femme accompagne et ses trois petits enfants, — s'interrogèrent. Le boucher qui demeurait au rez-de-chaussée de la maison dont Vieille Fran- çoise occuperait les galetas, lui fit comprendre sa mauvaise humeur : elle pensait à sa vie, comme elle avait souflert. Elle aurait oublié volontiers pourtant ce jour-là ses propres angoisses, toutes les larmes, et comment sa mère l'avait conduite un beau matin de sa jeunesse dans les Tanneries pour la vendre à un vieux marchand de drap. Elle se rap- pelait qu'on l'avait battue d'abord pour la faire danser et puis qu'on l'avait battue encore pour l'empêcher de danser. 11 n'y avait que d'un tout jeune garçon, beau et doux, vrai ange, dont elle se souvînt sans amertume, avec qui elle avait joué dans son petit village natal. Ils allaient ensemble au Mois de Marie, cueillaient des fleurs sans con- naitre le mal, quand elle était trop près de sa naissance, pour que sa mère se souciât d'elle. Une fraîcheur invin- cible lui venait de ce souvenir, et comme un remords ou le bon désir, une nostalgie indéfinissable, tout l'enseigne- ment moral.

Vieille Françoise ce soir songeait surtout à ses filles qu'elle avait vues partir de bonne heure loin de sa maison dans les grandes villes — et revenir semblables à des prin- cesses au bras d'un prince charmant inconnu qui l'appelait «mère ». Comme ce n'était jamais le même individuel qu'il eût été difficile de retenir le nom de chacun, attendu -qu'ils jouaient tous le même rôle auprès de ses filles.

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