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544 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

��LE CADAVRE

Je lis des récits de la Guerre, et mon cœur bondit lors- que Mangin pique son épée dans le flanc de l'adversaire. Voilà un fier jeu, comme chante Verlaine. Mais doucement, mon ami ; tu as vu ces choses de plus près, et tu les jugeais moins belles. Et d'abord tu sais bien que ce n'est pas Man- gin qui bondit ; tu sais où se trouve le poste d'un com- mandant d'armée ; tu connais le téléphone et les signaleurs ; tu te représentes, dès que tu le veux, cette épée du général, qui a dix kilomètres de longueur ; à la pointe se trouve le fantassin, dont tu vis assez le cadavre couché avec d'autres et comme jeté dans le sens de l'attaque. Je veux penser les choses comme elles sont.

Il reste vrai que l'énergie d'un chef est quelque chose de rare ; et il reste vrai que n'importe quelle action difficile et bien faite est belle. Mais une moisson de cadavres est une chose à considérer aussi. Songez à ce chef-d'œuvre d'os, de nerfs et de muscles, à ce chef-d'œuvre qui agit, ■qui sent, qui pense ; et appliquez-vous à le voir déchiré, pourri, rongé ; chose petite à la vérité, et rentrant en terre ; mais chose qu'il faut pourtant grossir ; chose scan- daleuse. En pleine force, en pleine volonté, le plus fort, le plus sain, le plus courageux, le plus esti- mable; et tué non malgré cela, mais à cause précisément de cela ; tous ses fils possibles, et . toutes ses filles ; tout un avenir humain, tout un espoir humain. Tout cela sacrifié par l'ordre et par la volonté d'un autre qui, pesant les moyens et les fins, en a immolé non pas un, mais cinq mille, dix mille. Mais pensons-en un seul ; car le nombre dissout l'idée et il faut penser l'individu ; c'est le réel ; et c'est une pensée lâche, celle qui ne veut point voir le réel. Des masses, je jugerai un autre jour; des fins, un autre jour. Voilà un homme moyen et instrument.

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