266 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
expliquer la diversité des Beautés, le changement des pré- férences dans les hommes, l'effacement de tant d'œuvres qui furent portées aux nues, les créations toutes nouvelles, et les résurrections impossibles à prévoir. Il y a bien d'au- tres objections ?
SocRATE. — Mais quelle est ta propre pensée ?
Phèdre. — Je ne sais plus comment la saisir. Rien ne l'enferme ; tout la suppose. Elle est en moi comme moi- même ; elle agit infailliblement ; elle juge, elle désire... Mais quant à l'exprimer, je le puis aussi difficilement que je puis dire ce qui me fait moi, et que je connais si précisé- ment et si peu.
SocRATE. — Mais puisqu'il est permis par les dieux, mon cher Phèdre, que nos entretiens se poursuivent dans ces enfers, où nous n'avons rien oublié, où nous avons appris quelque chose, où nous sommes placés au-delà de tout ce qui est humain, nous devons savoir maintenant ce qui est véritablement beau, ce qui est laid ; ce qui convient à l'homme ; ce qui doit l'émerveiller sans le confondre, le posséder sans l'abêtir...
Phèdre. — C'est ce qui le met sans effort au-dessus de sa nature.
SocRATE. — Sans effort ? Au-dessus de sa nature ?
Phèdre. — Oui.
SocRATE. — Sans effort ? Comment se peut-il ? Au-dessus de sa nature ? Que veut dire ceci ? Je pense invinciblement à un homme qui voudrait grimper sur ses propres épaules !.. Rebuté par cette image absurde, je te demande, Phèdre, comment cesser d'être soi-même, puis revenir à son essence ? Et comment, sans violence, peut arriver ceci ?
Je sais bien que les extrêmes de l'amour, et que l'excès du vin, ou encore l'étonnante action de ces vapeurs que respirent les pythies, nous transportent, comme l'on dit, hors de nous-mêmes ; et je sais mieux encore par mon expérience très certaine, que nos âmes peuvent se former, dans le sein même du temps, des sanctuaires impé-
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