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258 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tous nos amis sont étonnés de ne pas te voir. Ils parlent sans but, et leurs ombres bourdonnent.

SocRATE. — Regarde et entends.

Phèdre. — Je n'entends rien. Je ne vois pas grand'- chose.

SocRATE. — Peut-être n'es-tu pas suffisamment mort. C'est ici la limite de notre domaine. Devant toi coule un fleuve.

Phèdre. — Hélas ! Pauvre Ilissus !

SocRATE. — Celui-ci est le fleuve du Temps. Il ne rejette que les âmes sur cette rive ; mais tout le reste, il l'entraîne sans efibrt.

Phèdre. — Je commence à voir quelque chose. Mais je ne distingue rien. Tout ce qui file et qui dérive, mes regards le suivent un instant et le perdent sans l'avoir divisé... Si je n'étais pas mort, ce mouvement me donne- rait la nausée, tant il est triste et irrésistible. Ou bien, je serais contraint de l'imiter, à la façon des corps humains : je m'endormirais pour m'écouler aussi.

Socrate. — Ce grand flux, cependant, est fait de toutes choses que tu as connues, ou que tu aurais pu connaître. Cette nappe immense et accidentée, qui se précipite sans répit, roule vers le néant toutes les couleurs. Vois comme elle est terne dans l'ensemble.

Phèdre. — Je crois à chaque instant que je vais dis- cerner quelque forme, mais ce que j'ai cru voir n'arrive jamais à éveiller la moindre similitude dans mon esprit.

Socrate. — C'est que tu assistes à l'écoulement vrai des êtres, toi immobile dans la mort. Nous voyons, de cette rive si pure, toutes les choses humaines et les formes naturelles mues, selon la vitesse véritable de leur essence. Nous sommes comme le rêveur, au sein duquel, les figures et les pensées bizarrement altérées par leur fuite, les êtres se composent avec leurs changements; ici tout est négli- geable, et cependant tout compte. Les crimes engendrent d'immenses bienfaits, et les plus grandes vertus dévelop-

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