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réfléchi un instant conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit : « Faites face à l’est ». Médicalement si peu d’espoir qu’il y eût de mettre un terme à cette crise d’urémie, il ne fallait pas fatiguer le rein. Mais quand ma grand’mère n’avait pas de morphine, ses douleurs devenaient intolérables ; un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir, elle le recommençait perpétuellement car, pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de l’organisme de prendre conscience d’un état nouveau qui l’inquiète, de rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette origine de la douleur dans le cas d’incommodités qui n’en sont pas pour tout le monde. Dans une chambre remplie d’une fumée à l’odeur pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs affaires ; un troisième, d’organisme plus fin, trahira un trouble incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l’odeur qu’il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu’il cherchera chaque fois à faire adhérer par une connaissance plus exacte à son odorat incommodé. De là vient sans doute qu’une vive préoccupation empêche de se plaindre d’une rage de dents. Quand ma grand’mère souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant les mèches blanches, et, si elle croyait que nous n’étions pas dans la chambre, elle poussait des cris : « Ah ! c’est affreux ! », mais, apercevait-elle ma mère, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, répétait les mêmes plaintes en les accompagnant d’explications qui donnaient rétrospectivement un autre sens à celles que nous avions pu entendre :

— Ah ! ma fille, c’est affreux, rester couchée par ce beau soleil quand on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos prescriptions.

Mais elle ne pouvait empêcher le gémissement de ses regards, la sueur de son front, le sursaut convulsif, aussitôt réprimé, de ses membres.