914 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
avec le rôle que les Normands, pour ne prendre que cet exemple, ont joué dans l'histoire de l'Europe ?
— Les Normands ? Cela, c'est autre chose. — C'était son habitude, lorsqu'il ne voulait pas répondre de dire : « Cela, c'est autre chose. »
Il m'a toujours semblé — et je ne crois pas me tromper — que Léon Nicolaïevitch n'aimait guère parler littérature. Mais ce qui pour lui était d'un intérêt vital c'était la per- sonnalité d'un auteur. Les questions : Le connaissez-vous ? Quelle sorte d'homme est-ce ? Où est-il né ? sont celles que je lui entendais faire le plus souvent. Et presque tout ce qu'il disait, éclairait d'un jour curieux une personnalité.
Parlant de V. K, il dit songeur : « Ce n'est pas un Grand Russien, et c'est pourquoi il doit avoir une intelligence plus vraie et plus profonde de notre vie. » D'Anton Tchékhov, qu'il aimait tendrement : « La médecine a entravé ses progrès. S'il n'avait pas été docteur, il aurait été un bien meilleur écrivain encore. » D'un de nos jeunes écri- vains : « Il prétend être Anglais, et c'est précisément dans ce genre qu'un Moscovite a le moins de succès. » A moi, il dit un jour : « Vous êtes un inventeur. Tous ces Kouwaldas sont de votre cru. » Lorsque je lui répondis que Kouwalda était dessiné d'après nature, il dit : « Racon- tez-moi : où l'avez-vous vu ? »
Il rit de tout son cœur, quand je lui décrivis la scène dans la cour du magistrat de Kazan, Konowalow, où je vis pour la première fois l'homme dont j'ai fait le personnage de Kouwalda. « Du sang bleu », disait-il, essuyant les larmes de ses yeux. « C'est ça — du sang bleu. Que c'est splendide, que c'est amusant, vous le racontez mieux que vous ne l'écrivez. Oui, vous êtes un inventeur, un esprit romanesque, vous ne sauriez le nier. »
Je lui dis que probablement tous les écrivains, en une certaine mesure, sont des inventeurs, et décrivent les
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