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SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 9O7

fermant les yeux, il dit, en accentuant ses paroles : « Il a vrairnent bien écrit cela, le vieux, très bien. »

Cela avait été dit avec une si surprenante simplicité, le plaisir que lui avait causé la beauté de ce qu'il venait de lire avait un tel accent de sincérité, que je n'oublierai jamais la joie que j'éprouvai sur le moment, une joie que je ne pou- vais pas, que je ne savais pas comment exprimer, mais que je ne pus dominer qu'en faisant un énorme effort sur moi- même. Mon cœur cessa de battre un instant, et puis toutes les choses qui m'entouraient me semblèrent s'animer et briller d'un éclat nouveau.

Il faut l'avoir entendu parler pour comprendre l'extraordi- naire, l'indéfinissable beauté de son langage ; celui-ci était, en un sens, incorrect, plein de répétitions du même mot, saturé de simplicité villageoise. L'effet que produisaient ses paroles ne venait pas seulement de l'intonation qu'il y mettait, et de l'expression de figure qui les accompagnait, mais du jeu et de la lumière de ses yeux, les yeux les plus parlants que j'aie jamais vus. Dans ses deux yeux, Léon Nicolaïevitch en possédait mille.

Un jour Suler, Serge Lvovitch et un autre étaient assis dans le parc et parlaient des femmes : il écouta en silence pendant longtemps, puis soudain il dit : « Et moi je dirai la vérité sur les femmes quand j'aurai un pied dans le tombeau. Je la dirai, et puis je sauterai dans mon cercueil, rabattrai le couvercle et crierai : A présent faites ce que vous voulez. » Il nous lança un regard si farouche, si terri- fiant que nous en restâmes un moment silencieux. . Il y avait en lui la nature d'un Vaska Buslayev, avec ses curiosités et ses malices, et aussi quelque chose de l'âme opiniâtre de Protopop Avvakum, tandis que le scepticisme d'un Tchaadayev le guettait ou planait sur lui. L'élément avvakumien harcelait ou tourmentait de ses sermons l'artiste qu'il était. L'ingénuité farouche du Novgorodien renversait

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