Page:NRF 15.djvu/911

Cette page n’a pas encore été corrigée

SOUVENIRS SUR TOLSTOÏ 905

baissait les yeux, — et il semblait qu'un vide se fit dans la mémoire.

Un jour il soutenait avec des arguments tranchants que G. Y. Uspensky écrivait la langue qu'on parle à Toula, et n'avait aucune espèce de talent. Quelque temps après je l'entendis dire à Anton Tchékhov, en parlant du même Us- pensky ; « Voilà un écrivain ! Par la puissance de sa sincé- rité, il fait penser à Dostoïevsky, seulement Dostoïevsky se mêlait de politique et n'était pas dépourvu de toute coquet- terie, tandis qu'Uspensky est plus simple et plus sincère. S'il avait cru en Dieu, c'eût été un sectaire.

— Mais vous avez dit qu'il écrivait la langue de Toula, et qu'il n'avait aucune espèce de talent ! »

Ses épais sourcils se plissèrent, s'abaissant sur ses yeux, et il dit : (c II écrivait mal. Quelle langue emploie-t-il ? Il y a plus de signes de ponctuation que de mots. Le talent c'est l'amour. Celui qui aime a du talent. Voyez les amoureux, ils ont tous du talent. »

Parlait-il de Dostoïevsky, il le faisait à contre-cœur et avec effort, comme s'il voulait déguiser sa pensée ou la refouler. « Il aurait dû s'initier à la doctrine de Confucius ou des Bouddhistes; cela lui aurait donné du calme. C'est la chose capitale que chacun devrait connaître. C'était un homme dont la chair était rebelle ; lorsqu'il se fâchait, des bosses se formaient soudainement sur son crâne ; et ses oreilles se mettaient à remuer. Il avait une grande richesse de senti- ments, mais non de pensées ; c'est à l'école des Fourrieristes, des Butashevitch et autres, qu'il avait appris à penser. Et après il passa sa vie à les détester. Il était défiant sans rai- son, ambitieux, et prenait tout à cœur. C'est étrange qu'il soit tant lu. Je ne peux comprendre pourquoi. Tout cela est pénible, et inutile, car tous ces Idiot, Adolescent, Raskol- ninov et autres ne sont pas réels ; la réalité est beaucoup plus simple, et se comprend plus aisément. C'est malheureux

�� �