Page:NRF 15.djvu/862

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le voici qui s’est séparé d’elle comme l’eau qui fait son œuvre,

Et qui administrée par la pente s’en va de toutes parts porter la vie à ces millions d’êtres inconnus,

La vie qui est de Dieu seul et c’est pourtant de moi, ô mon fils, que tu l'as reçue,

Cette vie qu’il n’est pas permis de donner autrement que dans le sommeil et l’ignorance de la mort !

Maintenant le temps est venu de rejoindre ces choses dont on dit qu’elles existent encore.

Tout cela qui se faisait tout petit pendant que la frontière tonnait, et qui de nouveau essaye de me dire son nom à voix basse.

Voici le bois qui précède mon village, et quel est ce bruit dans les ronces, et j’entends le cri sombre des bécasses.

— Soissons et Rheims ont brûlé ; et ce que je rapporte avec moi dans mon dos, c’est le silence d’un million d’hommes qui reposent.

Les feuilles mortes par terre font un triste tapis rose.

Ce tas noir entre les arbres là-haut, c’est le village où la femme t’attend et l’enfant que tu ne connais pas.

Laisse la chercher dans la nuit un peu pour voir si elle ne te trouvera pas,

Et dis si c’est bien cela que tu attendais, sans un mot et sans un bruit,

Cette face couverte de larmes et cette bouche fraîche et humide dans la nuit !

PAUL CLAUDEL

Copenhague, septembre 1919.