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shakespeare : antoine et cléopatre
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Cléopatre. — Ah ! Charmion. Versez-moi de la liqueur de mandragore, que je traverse dans le sommeil le grand gouffre du temps qui me sépare de mon Antoine.

Charmion. — Vous pensez beaucoup trop à lui.

Cléopatre. — Hélas ! il m’a trahie.

Charmion. — Non, Madame ! Espérez.

Cléopatre. — Où est Mardian, le coupé ?

Mardian. — Que puis-je pour le plaisir de votre Altesse ?

Cléopatre. — Oh ! pas chanter, surtout ! Un eunuque ne peut rien pour mon plaisir. Heureux châtré dont la calme imagination ne vagabonde point là où ton corps ne peut la suivre. Eprouves-tu des passions, dis ?

Mardian. — Oui, Madame.

Cléopatre. — En vérité !

Mardian. — Non pas précisément en vérité. Car il ne m’est pas donné d’agir autrement que d’une manière honnête. Mais en imagination mes passions se font féroces, et tout ce que Vénus dans les bras de Mars…

Cléopatre. — Fais venir mes musiciens. Musique ! morne aliment de ceux qu’amour tourmente…

O Charmion, où crois-tu maintenant qu’il puisse être ? Debout… couché plutôt… non, il marche… ou s’il est à cheval ! O cheval fortuné sur qui pèse le poids d’Antoine ! Hardi ! Ne fléchis pas ! Sais-tu bien qui tu portes ? Celui sur qui repose le demi-poids du monde, comme sur l’épaule d’Atlas. Je l’entends qui parle à présent, qui murmure tout bas : « Où donc est mon serpent du vieux Nil ? » C’est ainsi qu’il m’appelle… Ah ! je m’enivre d’un poison trop délicieux. Penses-tu ! moi