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SI LE GRAIN NE MEURT 657

me dire à voix basse qu'il ne voyait pas bien à quoi d'autre je m'intéressais dans la vie, qu'à moi-même ; que c'était là le propre des égoïstes, et que je lui faisais tout l'effet d'en être un.

Albert n'avait rien d'un censeur. C'était un être d'ap- parence très libre, fantasque, plein d'humour et de gaieté : sa réprobation n'avait rien d'hostile; au contraire, je sentais qu'elle n'était vive qu'en raison de sa sympa- thie ; c'est ce qui me la rendait pressante. Jamais encore on ne m'avait parlé ainsi ; les paroles d'Albert péné- traient en moi à une profondeur dont il ne se doutait certes pas, et que moi-même je ne pus sonder que plus tard. Ce que j'aime le moins dans l'ami, d'ordinaire, c'est l'indulgence ; Albert n'était pas indulgent. On pouvait au besoin, près de lui, trouver des armes contre soi- même. Et, sans trop le savoir, j'en cherchais.

L'hiver fut rigoureux et se prolongea longtemps cette année. Ma mère eut le bon esprit de me faire apprendre à patiner. Jules et Julien Jardinier, les fils d'un collègue de mon père, dont le plus jeune était mon camarade de classe, apprenaient avec moi ; c'était à qui mieux mieux ! et nous devînmes assez promptement d'une gentille force. J'aimais passionnément ce sport, que nous prati- quions sur le bassin du Luxembourg d'abord, puis sur l'étang de Villebon dans les bois de Meudon ou sur le grand canal de Versailles. La neige tomba si abondam- ment et il y eut un tel verglas par-dessus, que je me souviens d'avoir pu, de la rue de Tournon, gagner l'Ecole Alsacienne — qui se trouvait rue d'Assas, c'est- à-dire à l'autre extrémité du Luxembourg — sans enlever

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