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la nouvelle revue française

Je n’ai pas de prétention à la précocité et crois bien que le vif plaisir que je prenais à ces séances musicales il faut le placer principalement et presque uniquement lors des dernières visites de Monsieur Dorval, deux et trois ans après la mort de mon père. Entre temps, et sur ses indications, maman m’avait mené à quantité de concerts, et, pour montrer que je profitais, tout le long du jour je chantais ou sifflais des bribes de symphonies. Alors Monsieur Dorval commença d’entreprendre mon éducation. Il me faisait mettre au piano, et à chaque morceau qu’il m’enseignait, il inventait une sorte d’affabulation continue qui le doublât, l’expliquât, l’animât ; tout devenait dialogue ou récit. Encore qu’un peu factice, la méthode, avec un jeune enfant, peut je crois n’être pas mauvaise, si toutefois le récit surajouté n’est pas trop niais ou trop manifestement postiche. Il faut songer que je n’avais guère plus de douze ans.

Après midi, Monsieur Dorval composait ; Anna, dressée à écrire sous la dictée musicale, lui servait parfois de secrétaire ; il avait recours à elle aussi bien pour ménager sa vue, qui commençait à faiblir, que par besoin d’exercer son despotisme, à ce que prétendait ma mère. Anna était à sa dévotion. Elle l’escortait dans ses promenades matinales, portait son pardessus s’il avait trop chaud et tenait ouverte devant lui, pour protéger ses regards du soleil, une ombrelle. Ma mère protestait à ces complaisances ; le sans-gêne de Monsieur Dorval l’indignait ; elle prétendait lui faire payer ce prestige, auquel elle ne pouvait elle-même se dérober, par une pluie de menues épigrammes dont elle tentait de le larder, mais qu’elle appointait et dirigeait assez mal, de