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NOTES 285

quitter celle-ci. Oui, c'est bien vrai que les effroyables images vont s'affaiblissant et que les faibles clartés des bons moments brillent mieux dans la mémoire. J'ai oublié la faim, les pieds qui gèlent à même la boue et je me souviens d'une belle matinée de gel aux Eparges, un étrange printemps traversé d'hirondelles invisibles, d'un éclatement, qui avait pris la forme d'une géante superbe, d'un juron de manilleur dans un abri en première ligne, d'un joli cantonnement avec des hommes en bras de chemise, comme aux manoeuvres... Je ne sais plus le nom du juteux vindicatif ou du capitaine brutal et je me rappelle nettement un geste secourable d'un cama- rade, une parole de rude encouragement, une bribe de chan- son qui tremble dans ma mémoire, comme une feuille d'une autre saison.

Tout cela M. Roland Dorgelès l'a si facilement rendu qu'on se prend parfois à regretter cette fidélité même, à craindre que la sincérité du récit ne cesse, dans l'avenir, d'émouvoir autant. C'est un fait que le succès des Croix-de-Bois, livre dénué de parti-pris et dépouillé de thèses, est surtout vif auprès de ceux qui ont combattu. Cette faveur ne passera pas et ne fera que gagner de proche en proche à cause de l'évi- dente, de l'éclatante valeur de ce livre, comme document visuel et psychologique. Les Croix- de-Bois résumeront pour des générations de lecteurs, cent volumes de notes et de sou- venirs de guerre. C'est dire que ce livre, pour durer, peut se passer des mérites qui font les œuvres d'art immortelles. Non que M. Roland Dorgelès ne fût capable d'en enrichir son ouvrage, mais sans doute a-t-il pensé que c'était là une tâche qui ne pouvait être entreprise immédiatement. Dans la préface du Cabaret de la Belle Femme, il manifeste l'intention de ne plus rien écrire sur la guerre. N'est-ce pas qu'il se soit rendu compte qu'encore tout imprégné de sensations, il lui est trop difficile de réaliser cette transposition, cette recréation sans laquelle on sait bien que l'œuvre d'art n'a qu'une forme illusoire et qu'une vie précaire. En ce sens il est permis de dire que les Croix-de-Bois font un film saisissant, une suite de tableaux et d'épisodes vigoureusement et brillamment peints, mais non

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