272 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
deviennent hommes, jouent leurs rôles, disparaissent ; mais quand ils se sont évanouis, il subsiste derrière eux de Thumanité et de la beauté, de Tessentiel et du plein. Leur vie quel que soit son détail minime ou misérable, quels que soient l'ironie et le sourire de l'auteur, c'est néanmoins quelque chose d'arrivé, de sérieux, d'unique, que nul autre n'aurait pu vivre à leur place, de même que nul autre n'eût pu écrire à la place de l'auteur l'analogue d'une œuvre de génie. Le réalisme et le naturalisme français, qui racontent des échecs avec une joie secrète et dure, font au contraire de la durée vivante quelque chose qui aurait dû ne pas être. Ils la nient du point de vue du droit avec la même âpreté minutieuse qui la leur fait analyser du point de vue du fait. Tous leurs récits pourraient porter un titre analogue à celui d'une œuvre de TourgueneiF (qui eut fort bien conscience de cette tragédie littéraire) : 'Journal d'un homme de trop. Chez Eliot au contraire comme chez de Fo€, Thackeray, Dickens, Meredith, Hardy, vous ne trouverez jamais un homme de trop. Au nom de quoi, sinon de Torgueil ou du rêve, jugerions-nous qu'un homme, nous ou autrui, est de trop ?
Telle est donc l'essence du roman anglais, et surtout de celui d'Eliot, une durée humaine, acceptée comme la seule et la pleine réalité, enregistrée et suivie avec la longue patience sympathique d'un génie consubstantiel à la vie qu'il pénètre : je ne cherche pas ici d'expressions bergsoniennes, mais je les vois sans regret venir d'elles-mêmes sous ma plume. Dans ces dimanches de George Eliot, où se réunissaient autour d'elle et de Lewes les plus libres esprits de l'Angleterre, Mill, Spencer, Tyndall, Huxley, et où les problèmes se discutaient avec tant de calme et de sérieux, il est probable que l'évolutionnisme spencérien, apparemment doctrine de la vie, devait être sponta- nément critiqué et rejeté par Eliot du point de vue même de cette vie et de cette durée que son génie créait et respectait: de sorte qu'un philosophe, en accouchant socratiquement la pensée
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