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266 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il semblerait qu'avec la vie intellectuelle et morale si originale, si indépendante et si forte qu'a menée George Eliot un tel livre dût offrir un intérêt de premier ordre. Il n'en est rien, et l'ouvrage ne s'élève pas beaucoup au dessus de celui où Spencer s'est exposé. Eliot et Spencer appartiennent au type des écrivains et des penseurs qui se mettent tout entiers dans leur œuvre, se subordonnent et se sacrifient naturellement à elle, ne gardent pour eux-mêmes qu'une part minime et toujours décroissante de la richesse qu'ils créent et répandent. Tel le caissier de la Banque de France, dont la signature garantit quarante milliards de billets et qui arrive mal à doter ses filles.

A l'extrémité opposée on apercevra un Amiel, sorte de Roi Midas riche du prodigieux trésor intérieur que nous fait entre- voir le Journal intime, transformant en or tout ce qu'il touche, jusqu'au pain et aux fruits de sa table, incapable d'en tirer de la vie, de l'être, des œuvres. Entre les deux l'équilibre parfait d'un Gœthe, et, à un moindre degré, la pénétration de l'œuvre et de la vie chez un Chateaubriand, un Sainte-Beuve, et même un Flaubert. Comparez George Eliot à George Sand : les romans de celle-ci nous paraissent aujourd'hui d'un intérêt secondaire, bien qu'ils ne méritent pas la profondeur de dédain injurieux où on les a capricieusement laissé tomber. Mais les dix volumes de mémoires et surtout l'abondante Correspondance gardent encore dans leur masse diffuse la présence, le mouve- ment et le feu de la vie. La destinée littéraire de George Eliot fut exactement inverse. On songe devant elle à cet apologue de l'impératrice Elisabeth noté par M. Christomanos : " Je vis une paysanne qui distribuait la soupe aux valets : elle ne put remplir sa propre écuelle. "

��Le carrière littéraire d'Eliot serait un phénomène unique si celle de Rousseau n'existait pas. Comme Rousseau elle

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