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MARCEL PROUST ET LA TRADITION CLASSIQUE I99

mode bergsonien, par un effort de concentration et de sommeil, mais au contraire par un déploiement paisible de lucidité et de discernement. Aussi naturellement qu'un poète projette devant lui des images, oublieux de soi, — Proust, plongeant en lui-même, interroge, explore, devine, reconnaît et peu à peu s'explique les choses et les gens ; son esprit mange tout doucement ce qu'ils comportent d'obscur ou d'opaque, détruit en eux tout ce qui ne se laisse pas voir, tout ce qui tendrait à faire seulement im- pression ; il les invente ainsi, rien qu'en en faisant Vinven- taire^ par la seule calme perpétuité de la considération qu'il leur accorde. Pour les produire il les démontre. Sur la page où il écrit, c'est leur évidence qu'il tente et, par dix mille mots, va chercher. Il n'admet pas leurs ombres : elles aussi doivent êtres pleines de traits qu'on peut, qu'il faut saisir : faute de mieux il les peuplera de ses hypo- thèses.

Il travaille ainsi à contre-sens de tout le Romantisme, qui a sans cesse consisté à faire croire à des choses sans les montrer. On peut attendre de son intervention, pour notre littérature, un immense dégonflement. Il va devenir, d'ici quelque temps, impossible d'intéresser en bloc, de toucher directement l'imagination : l'écrivain ne pourra plus demander cette foi des sens, à laquelle il a été fait un appel de plus en plus tyran nique. Il faudra s'expliquer, il faudra mettre cartes sur table. Et l'on verra bien alors que les grandes choses sont celles où il y a le plus de petites, que la profondeur est en raison inverse de l'énor- mité et que le génie n'est peut-être pas si différent qu'on en est venu à le croire du jugement et de la précision.

En nous débarrassant de l'indivision des idées et des

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