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MARCEL PROUST ET LA TRADITION CLASSIQUE I97

Je ne puis dire assez combien je trouve émouvant son renoncement à émouvoir, sa patience, sa diligence, son amour de la vérité. Il prend sa plume du bon bout ; il dessine d*abord un petit morceau et le reste vient tout seul peu à peu. Il me fait penser aussi à ces machines qui avalent si mathématiquement la pièce d*étofFe, la feuille de papier dont on ne leur a pourtant livré que la frange.

Il ne fait rien apparaître que par le dedans ; du Temps perdu, il ne pense pas à redire Técho ; il tâche seulement de lui rendre peu à peu tout son contenu. Et de même en particulier pour chaque émotion qu'il a éprouvée, pour chaque personnage qu'il revoit. Il cherche tout de suite leurs nuances, leur intime diversité ; ce n'est qu'à force d'y découvrir de la différence qu'il espère les rappeler à la vie.

M. Jacques Boulenger a très finement remarqué dans rOpinion que Proust ne peignait les autres qu' " en retraçant le reflet qu'ils laissaient en lui ", et qu'il allait ainsi chercher leur image comme au fond d'un miroir intérieur. Il faut comprendre toute la signification de ce procédé. On a beau faire, il n'y a de description vraiment profonde des caractères qu'appuyée sur une étroite et solide compréhension de soi-même. Avant de se tourner vers le dehors avec quelque chance de succès, il faut que l'analyse ait fortement mordu au dedans. Du moins, est-ce la loi chez nous, en France. Ce qui a manqué à Flaubert et à tous les romanciers de son école, c'est d'avoir su se saisir d'abord eux-mêmes. Pour avoir voulu être d'emblée et directement objectifs, ils se sont condamnés à poser simplement devant eux des objets^ mais sans les animer, sans les diversifier, sans les éclairer intérieurement.

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