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964 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

le droit de les juger. Sa position est très forte, car il faudrait pour l'ébranler que la masse des faits nouveaux annulât la masse des faits anciens que, depuis vingt siècles, entassent les hommes les plus sages de l'univers civilisé. Elle ne refuse pas de changer ; mais elle attend que ses propres lois changent, celles de l'expérience et du raisonnement. Il est à peu près sûr que le règne du mécanisme, de la démocratie, de la plouto- cratie n'y fera rien ; il ne pourra qu'en gêner l'exercice ; c'est contre quoi il importe d'être paré. Elle aura jusqu'à nouvel ordre une certaine civilisation à défendre, celle d'Aristote, de saint Thomas d'Aquin et de Bossuet, celle de Sopho- cle, de Virgile, de Dante, de Corneille et de Gœthe, celle de Demos thène et de Richelieu. Elle s'acquittera honnêtement de sa mission historique.

Qu'on me permette d'ajouter un mot. La pensée n'a pas de pire ennemi qu'elle-même. L'habitude de l'analyse et de la discrimination la rend dangereusement accessible au scru- pule, et c'est parfois à ses dépens. Pour être sûr de penser juste, l'homme est tenté de penser contre soi et de donner le pas à une raison qui le heurte sur une dizaine d'autres qui flattent sa raison. La mauvaise foi et le mensonge, à juste titre, l'exaspèrent ; il penchera du côté de son adversaire et prendra le parti le plus décrié pour garder le beau rôle devant sa conscience. Demandons aux sages antiques de nous enseigner l'équilibre, avec la certitude de ce que nous tenons, et sachons bien que le désintéressement, quand il est poussé à l'excès, est susceptible d'altérer notre jugement plus gravement que l'intérêt ne le peut faire. C'est ainsi que l'Eglise enseigne au chrétien que le plus sûr moyen de tra- vailler au salut de ses frères, est de songer à son propre salut.

HENRI GHÉON

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