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à l’existence qu’avait menée jadis Odette. Une grande cocotte, comme elle avait été, vit beaucoup pour ses amants, c’est-à-dire chez elle, ce qui peut la conduire à vivre pour elle. Les choses que chez une honnête femme on voit et qui certes peuvent lui paraître, à elle aussi, avoir de l’importance, sont celles, en tous cas, qui pour la cocotte en ont le plus. Le point culminant de sa journée est celui non pas où elle s’habille pour le monde, mais où elle se déshabille pour un homme. Il lui faut être aussi élégante en robe de chambre, en chemise de nuit, qu’en toilette de ville. D’autres femmes montrent leurs bijoux, elle, elle vit dans l’intimité de ses perles. Odette avait du reste l’air bien plus jeune que vingt ans plus tôt, car, arrivée au milieu de la vie, Odette s’était enfin découvert ou inventé une physionomie personnelle, un « caractère » immuable, un genre de beauté, et, sur ses traits décousus qui pendant si longtemps livrés aux caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant à la moindre fatigue, pour un instant, des années, une sorte de vieillesse passagère lui avaient composé tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars, journalier, informe et charmant, avait appliqué ce type fixe, comme une jeunesse immortelle.

Les jours où Mme Swann n’était pas sortie du tout, on la trouvait dans une robe de chambre de crêpe de Chine, blanche comme une première neige, parfois aussi dans un de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent qu’une jonchée de pétales roses ou blancs et qu’on trouverait aujourd’hui peu appropriés à l’hiver, et bien à tort. Car ces étoffes légères et ces couleurs