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qui mêle moins de larmes à son pain sec s’il se dit que tout à l’heure peut-être un riche étranger va lui laisser toute sa fortune. Nous sommes tous obligés pour rendre la réalité supportable d’entretenir en nous quelques petites folies. Or mon espérance restait plus intacte — tout en même temps que la séparation s’effectuait mieux — si je ne rencontrais pas Gilberte. Si je m’étais trouvé face à face avec elle chez sa mère, nous aurions peut-être échangé des paroles irréparables qui eussent rendu définitive notre brouille, tué mon espérance et d’autre part en créant une anxiété nouvelle, réveillé mon amour et rendu plus difficile ma résignation.

Depuis bien longtemps et fort avant ma brouille avec sa fille, Mme Swann m’avait dit : « C’est très bien de venir voir Gilberte, mais j’aimerais aussi que vous veniez quelquefois pour moi, pas à mon Choufleury où vous vous ennuieriez parce que j’ai trop de monde, mais les autres jours où vous me trouverez toujours un peu tard. » J’avais donc l’air, en allant la voir de n’obéir que longtemps après à un désir anciennement exprimé par elle. Et très tard, déjà dans la nuit, presque au moment où mes parents se mettaient à table, je partais faire à Mme Swann une visite pendant laquelle je savais que je ne verrais pas Gilberte et où pourtant je ne penserais qu’à elle. Dans ce quartier, considéré alors comme éloigné, d’un Paris plus sombre qu’aujourd’hui, et qui, même dans le centre, n’avait pas d’électricité sur la voie publique et bien peu dans les maisons, les lampes d’un salon situé au rez-de-chaussée ou à un entresol très bas (tel qu’était celui de ses appartements où recevait habituellement Mme Swann), suffisaient à illuminer la rue et à faire lever