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LA CRISE DE L’ESPRIT


L’Athenaeum, très antique et célèbre revue londonienne, actuellement dirigée par un des hommes les plus distingués et les plus pénétrants de l’Angleterre, M. John Middleton Murry, a publié dans ses numéros des 11 Avril et 2 Mai 1919 deux lettres de M. Paul Valéry. Bien que ces lettres aient été écrites spécialement en vue de leur traduction en anglais, et pour le public d’Outre-Manche, nous pensons intéresser nos lecteurs en leur en offrant le texte français inédit.


PREMIÈRE LETTRE


Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées ; avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter.