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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE I39

objective, admirable de science et de détail. Je ne veux pas résumer ses trois nouvelles, d'une lecture passionnante et d'un art supérieur, mais je puis en résumer le schème théo- rique. Le malheur de l'homme est d'être s seul. Vœ soli ! Mais la vraie solitude n'est point l'absence de société hu- maine. Un être peut vivre heureux et occupé dans une soli- tude matérielle complète qu'il peuplera à sa guise : telle solitude d'enfant, de vieille fille, de moine, d'artiste, est une solitude animée, bruissante de choses et d'êtres, peut-être sur terre la figure la plus juste du bonheur égal et constant. Cette solitude, M. Estaunié la reconnaît de loin, mais ne s'en occupe pas. Elle n'intéresserait pas son goût d'analyse aiguë et cruelle, pas plus qu'un avare pur, vivant seul avec son or, n'intéresserait la comédie de Molière. La solitude dramatique, pour M. Estaunié, ne commence qu'avec la présence d'autrui. La vraie, l'horrible solitude, démon torturant de l'humanité, ne s'installe ni chez celui qu'on pourrait appeler le solitaire professionnel qui, l'ayant prise comme vaccin, est immunisé contre son mal, ni chez l'homme des sociétés et des foules. Elle s'établit dans une maison, entre deux êtres qu'elle repousse chacun en lui-même et qu'elle crucifie. C'est, à proprement parler, une maladie de l'amour, comme la jalousie, une maladie qui d'on ne sait quel fond obscur peut apparaître tout à coup en plein bonheur. Un lago invisible s'établit à côté de l'Othello envahi par ce supplice de la solitude et lui peint désormais Desdémone à sa fantaisie. Ce démon de la solitude tel que le suscite M. Es- taunié, nous pouvons aussi le comparer au démon de la perversité d'Edgar Poe : nous sommes sur les mêmes terres mystérieuses de la nature humaine. Et l'on n'en sort que par la mort, le crime ou le suicide. M. Estaunié, en réalisant ce démon, en lui faisant dévorer lentement ses victimes, a jeté dans les abîmes de la vie intérieure un coup de sonde saisissant.

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