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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE IO73

Il aura son heure. Je ne demande qu'à la reculer en reli- sant la soixantaine de pages que dans les livres de M. Girau- doux je marque au crayon bleu, afin d'en déshabiller à chaque fois la parfaite et renaissante pureté — celle-ci par exemple qui épouse, comme une vague transparente, docile et flatteuse, mon vœu de rester pris dans le charme liquide et les sirènes marines avant la fumée bleue et le lit d'olivier d'Ithaque rocailleuse : « Je ne me hâte point. Le bonheur ne nous pèse guère, à condition, comme un hâleur, de le tirer au pas. Et je tiens, pendant l'heure qu'il me reste à être enfant, à m'amuser une dernière fois des enfantillages du monde, des grosses dames qui s'enfournent dans les trams, des poUcemen qui glissent sur une pelure d'orange, des vieilles qui s'en vont au prêche, courbées, en jaquette aubergine doublée de renard. J'aurai, me semble- t-il, à partir de demain, à ne sourire qu'aux choses et aux visages attristés. Le bruit des samovars qui bouillent, des petites cuillers qui tombent, du vin qui dans les verres fait glouglou, ne pourra plus me réjouir. Et c'est le dernier jour aussi où l'orgueil et la pauvreté des femmes ne peuvent m'atteindre. Je me sentirai visé, moi aussi, désormais, par le dédain dont elles écartent, dans les omnibus, tous les pauvres coeurs qui sont là, par le regard dur et sans contrainte qu'elles dirigent sur la glace en mettant leurs épingles à chapeaux. Je saurai que toutes sont maudites, puisque chacune porte en son cœur de quoi nous les faire désirer toutes, et n'est que le prétexte de sa propre ruine. Je saurai qu'elles vieilliront et qu'il y a déjà, au creux de leur main, assez de rides pour craqueler le corps le plus somptueux. C'est vers tout cela que je vais, c'est vers ce qu'on appelle le bonheur, et je ne me hâte point».

Les serpentements, le vagabondage, le flottement marin qui se déroulent en M. Giraudoux, ils ne sont point pressés d'arriver parce qu'ils savent d'avance et qu'ils vous ap- prennent la désillusion des ports. Visage encore de l'attente,

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