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A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 93

prêtées par Françoise. Mais pour cela il eût fallu que j'eusse su que j'étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, — comme chez tout le monde — commandées d'une façon si immé- diate et contingente, et pour sa défensive, — par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l'ombre, ces besognes urgentes et chétives.

Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s'asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j'apercevais en elle la bonté et la franchise. Mais Jupien révéla depuis qu'elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j'avais cherché à lui faire tout le mal possible. Le pensait-elle vraiment ? L'avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-être afin qu'on ne prît pas la fille de Jupien pour la remplacer. Toujours est-il que je compris l'impossibilité de savoir d'une manière directe et certaine si Françoise m'aimait ou me détestait. Et ainsi ce fut elle qui me donna l'idée qu'une autre personne n'est pas devant nous immobile et visible, avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses inten- tions à notre égard, comme un jardin avec toutes ses plates-bandes au delà d'une grille, mais que d'elle, il n'existe pas pour nous de connaissance directe, et tout au plus une inductive et d'ailleurs fort trompeuse, les paroles et même les actions ne nous donnant que des renseigne- ments insuffisants et généralement contradictoires sur cette ombre à jamais mystérieuse où nous ne pouvons pas pénétrer et où nous imaginons tour à tour avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l'amour.

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