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84 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qu'un prolongement de sa cour, une piste plus étendue pour ses chevaux. Après avoir vu comment un nouveau cheval trottait seul, il le faisait atteler, traverser toutes les rues avoisinantes ; le piqueur courait le long de la voiture en tenant les guides, la faisait passer et repasser devant le Duc, arrêté sur le trottoir, debout, immense, habillé de clair, le cigare à la bouche, la tête en Tair, le monocle curieux, jusqu'au moment où il sautait sur le siège, menait la bête lui-même pour l'essayer, et partait avec le nouvel attelage retrouver sa maîtresse aux Champs-Elysées. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour à deux couples qui tenaient plus ou moins à son monde : un ménage de cousins à lui, qui, comme les ménages d'ouvriers, n'était jamais à la maison pour soigner les enfants car dès le matin la femme partait à la " Schola " apprendre le contre-point et la fugue, et le mari à son atelier faire de la sculpture sur bois et des cuirs repoussés ; puis le baron et la baronne de Norpois, habillés toujours en noir, la femme en loueuse de chaises et le mari en croque-mort, qui sortaient plusieurs fois par jour pour aller à l'église.

Un jour que M. de Guermantes avait eu besoin d'un renseignement qui se rattachait à la profession de mon père, il s'était présenté lui-même avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque service de voisin à lui demander, et dès qu'il apercevait mon père en train de descendre l'escalier en songeant à quelque travail, et dési- reux d'éviter toute rencontre, le Duc quittait ses hommes d'écuries, venait à lui dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilité héritée des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la rete- nant dans la sienne, la lui caressant même pour lui

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