Page:NRF 12.djvu/89

Cette page n’a pas encore été corrigée

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 83

servir les liqueurs et Torangeade, comment n'aurais-je pas pensé que s'asseoir entre neuf et onze heures du soir, sur ses chaises du fer, — douées d'un aussi grand pouvoir que le canapé de cuir, — sans respirer du même coup, les brises particulières au faubourg Saint-Germain, était aussi impossible que de faire la sieste dans l'oasis de Figuig, sans être par cela même en Afrique. Et il n'y a que l'imagination et la croyance qui peuvent différencier des autres certains objets, certains êtres, et créer une atmosphère. Hélas ces sites pittoresques, ces accidents naturels, ces curiosités locales, ces ouvrages d'art du faubourg Saint-Germain, il ne me serait sans doute jamais donné de poser mes pas parmi eux. Et je me contentais de tressaillir en apercevant, de la haute mer, (et sans espoir d'y jamais aborder) comme un minaret avancé, comme un premier palmier, comme le commencement de l'industrie ou de la végétation exotiques, le paillasson usé du rivage.

Mais si l'hôtel de Guermantes commençait pour moi à la porte de son vestibule, ses dépendances devaient s'étendre beaucoup plus loin au jugement du Duc qui tenant tous les locataires pour fermiers, manants, acqué- reurs de biens nationaux, dont l'opinion ne compte pas, se faisait la barbe le matin en chemise de nuit à sa fenê- tre, descendait à la cour, selon qu'il avait plus ou moins chaud, en bras de chemise, en pyjama, en veston écossais de couleur rare, à longs poils, en petits paletots clairs plus courts que son veston, et faisait trotter en main devant lui par un de ses piqueurs quelque nouveau cheval qu'il avait acheté. Tout le quartier du reste — et cela jusqu'à de grandes distances — ne paraissait au duc

�� �