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A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 73

solennelle que nul ne doit interrompre, appelée leur déjeuner, et pendant laquelle ils étaient tellement " tabous " que mon père lui-même ne se serait pas permis de les sonner, sachant d'ailleurs qu'aucun ne se serait pas plus dérangé au cinquième coup qu'au premier et qu'il aurait ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Françoise (qui depuis qu'elle était une très vieille femme, se faisait, à tout propos, ce qu'on appelle une tête de circonstance) n'eût pas manqué de lui présenter toute la journée une figure couverte de petites marques cunéiformes et rouges qui déployaient au dehors mais d'une façon peu déchiffrable le long grimoire de ses doléances, les raisons profondes de son mécontentement.

Les derniers rires du festin sacré une fois achevés, Françoise qui était à la fois, comme dans l'église primitive, le célébrant et l'un des fidèles, se versait un dernier verre, détachait de son cou la serviette, la pliait en essuyant à ses lèvres un reste d'eau rougie et de café, la passait dans un rond, remerciait d'un œil dolent " son " jeune valet de pied (qui, pour faire du zèle, lui disait : " Voyons, madame encore un peu de raisin ") et allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu'il faisait trop chaud " dans cette misérable cuisine ". En jetant avec dextérité dans le même temps qu'elle tournait la poignée de la croisée et prenait l'air, un coup d'ceil désintéressé sur le fond de la cour, elle y dérobait furtivement la certitude que la duchesse n'était pas encore prête, et couvait un instant de ses regards passionnés et dédaigneux la voiture attelée. Puis, cet instant d'attention une fois donné aux choses de la terre, elle levait les yeux au ciel dont elle avait

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