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NOTES 341

la figure évoque l'idée d'inconnu, de vie toute neuve et jamais vécue, qu'un soir de lassitude il fuit, comme Tolstoï, comme autrefois Goethe. La chimère désormais le maîtrise. L'homme ne s'appartient plus. Etranger à son propre destin il va dans une demi-fièvre. La réalité qu'il servait autrefois avec une humilité relevée de toute sa fervente acceptation, il continue bien de l'accepter. Mais entre cette réalité et lui, il n'est plus de lien que celui du rêve. Lucide, la conscience enregistre encore les sensations ; mais entre celles-ci plus de subordination, plus de hiérarchie : elles s'imposent anarchiques et fatales. Il faut les parfums du parc, la ronde des astres, le murmure de la mer et de la nuit pour donner un sens au désir du poète, qui n'est plus son désir, pour " commenter son âme ", qui n'est plus son âme.

Non que le réel se perde pour Aschenbach dans une fantas- magorie falote. Les détails au contraire s'accusent avec une netteté presque douloureuse, comme pour l'œil d'un malade. La grimace d'une ruine d'homme, déguisé, fardé, mêlé aux adolescents en fête dont il mime les jeux, le poursuit jusqu'à l'obsession. Le tragique ici est plus grand que nature, ou plutôt il est hors nature. L'apparition, plastique et vraie jusqu'à l'exas- pération, garde tous les attributs du réel, et pourtant par un incompréhensible dédoublement, par une insensible déformation des proportions, elle participe d'un monde imaginaire où la matière se joue des lois physiques. C'est le fantastique de Hoffmann, l'hallucination en plein midi. Il n'est plus dès lors pour Tceil qui regarde de réalité banale. Le gondolier farouche qui refuse d'aborder est grand comme le destin. Venise, l'hôtel, la plage n'apparaissent que sous leurs aspects les moins " artistes, '* les plus nécessaires, en brèves notations, et pourtant leur réalité la plus vulgaire laisse à deviner. Quelque chose plane dans le silence, dans le bruit des fêtes, quelque chose d'insaisissable comme l'odeur fade de la mort qui passe dans l'air salé, comme la peste qui rôde dans les rues éclatantes et

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