Le récit du vagabond déguenillé servit de texte heureux à différentes considérations trop justes, hélas ! sur l’ordre social. M. Rousseau de Genève embrassa publiquement Irnois en l’appelant son frère ; M. Diderot l’appela aussi son frère, mais il ne l’embrassa pas ; quant à M. Grimm, qui était baron, il se contenta de lui faire de la main un geste sympathique en l’assurant qu’il voyait en lui l’homme, ce chef-d’œuvre de la nature. L’expression de cette grande vérité, reconnue par toute la compagnie, ne suffisait pas au pauvre diable. Par le plus étonnant des hasards, en le renvoyant, on pensa à lui faire donner une soupe et un lit. Le lendemain matin, la maîtresse de la maison l’avait déjà oublié, et certainement aurait donné ordre de le mettre dehors si on lui eût rappelé le chef-d’œuvre de la création, l’homme que la veille elle avait si philosophiquement accueilli ; mais une vieille intendante lui trouva les épaules suffisamment plates pour y mettre des charges de bois, et les bras assez longs pour scier des bûches. Il gagna ainsi sa vie jusqu’au jour où il redevint laquais. C’était une fortune ; c’était de là qu’enfin l’aigle devait prendre son vol.
En peu de temps, Irnois passa du service de la dame philosophe à celui d’un comte dévot, puis d’une marquise intrigante, puis d’un turcaret ; ce turcaret, le voyant suffisamment inepte, le jugea digne de recevoir les droits à la porte d’une petite ville. Voilà Irnois commis ; c’était une belle position pour ce malheureux. Il ne sut pas la garder, il tint mal ses comptes ; il fut chassé. Alors il voulut revenir à Paris, et dans le trajet il lui arriva une aventure qui semblera peu probable, mais qui n’en est pas moins véritable. Qu’on se souvienne en la lisant