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158 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tif. Au lieu de vouloir indiquer les nouvelles valeurs par la négation des anciennes, que ne les a-t-il directement proposées? Au lieu de vouloir priver la musique de pathétique, que n'a-t-il tout simplement écrit une musique non-pathétique ? Il est tout naturel qu'un pauvre cubiste qui n'a que Tidée de ce qu'il faut faire et qui ne peut rien tirer de lui pour servir de matière à ses innovations, s'acharne à mutiler celle que lui fournit le passé et pense inventer à force de suppressions. Mais Stravinsky dispose de ressources extraordinaires. Il est dans la musique contemporaine, par excellence, le créateur. Sous la seule appli- cation de son esprit, l'impossible s'éveille à l'existence ; là où il pense, aussitôt se forme un nœud confus, pareil à l'embryon d'un monde, et qui bientôt sera un être musical nouveau. Même dans le Rossignol^ on voit de temps en temps émerger de l'orchestre des monstres sonores, entiers, vivants, armés de tous leurs membres, et d'origine insoupçonnable. Pourquoi donc le musicien ne s'en est-il pas remis à son invention, comme il avait déjà fait dans le Sacre ^ du soin de changer les valeurs ? Justement ce qu'il trouve de lui-même, c'est quelque chose d'absolument privé d'expression, de vibration, de trémolo, c'est de l'admirable mécanique musicale ; cela rend un son brut, matériel et borné. Ah ! il n'a pas à craindre de se laisser aller au pathétique. A l'heure actuelle son inspiration est aussi naturelle- ment inhumaine que celle de Moussorgsky était naturellement humaine. Qu'il cède, sans calcul, à son formidable pouvoir créateur ! Et nous entendrons monter de l'ombre un étrange tumulte physique qui fera une bien plus belle démonstration que toutes les petites proscriptions du Rossignol !

Lorsque Stravinsky consentira de nouveau à faire usage de son génie, du même coup, qu'il le veuille ou non, il redeviendra émouvant. Car, lorsqu'il prétend s'interdire de toucher ses auditeurs, c'est qu'il manque à faire une distinction capitale. Il a raison de ne pas chercher à émouvoir, mais il a tort de cher- cher à ne pas émouvoir. Il a raison de refuser les caresses que

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