Page:NRF 12.djvu/160

Cette page n’a pas encore été corrigée

154 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

du sujet, il y avait nous autres les futurs auditeurs, et nous jouions notre rôle, à notre insu, dès ce moment-là. L'auteur pensait à la relation de Tœuvre avec nous et il déclinait insen- siblement à la rendre aussi imprévue, aussi piquante que pos- sible ; il calculait, il escomptait notre réaction, et son action, c'est-à-dire sa musique oubliait peu à peu d'être tout à fait elle-même pour devenir celle que nous n'attendions pas ; il devinait tous les points sur lesquels nous nous préparions à l'accueillir et il s'efforçait de passer à côté. C'est une grande tentation pour tout artiste intelligent que de s'amuser un peu avec ceux dont il se sait suivi et guetté. Stravinsky n'a pas su y résister. Le Rossignol n'est pas à proprement parler une œuvre ; c'est, à la façon des toiles cubistes, un petit code esthétique, excessivement malin, et même profond par endroits, plein de déclarations capitales et imperceptibles, et de professions de fois d'une précision imperturbable, destinées sans doute à nous faire réfléchir, mais d'abord à nous déconcerter.

Refusons de nous laisser déconcerter et puisqu'il y a leçon, arrangeons-nous pour la bien comprendre. Le principe que Stra- vinsky prétend insinuer, est celui-là même que cubistes et futu- ristes proclament d'un commun accord : il faut renoncer à flatter la sensibilité ; l'art nouveau doit être intellectualiste, ne s'adresser en nous qu'à la faculté de représentation. La musique doit donc cesser d'être pathétique. Et pourquoi ne serait-elle qu'une perpétuelle invitation aux débauches du cœur ? Elle a de mauvaises manières : elle s'approche trop près de nous pour nous parler, elle nous tutoie trop facilement, elle fait trop souvent appel à nos sentiments, elle met trop d'insistance à nous entraîner, à nous conduire aux égarements sacrés. Bee- thoven est le dieu de la passion, c'est entendu. Mais il est entre tous le modèle à ne pas suivre. Laissons-le en proie à sa grande âme. Pourquoi s'imaginer que la musique doive forcément avoir, comme chez lui, un caractère moral ? Pourquoi ne serait-elle

�� �