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A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU II7

vomir. " Allons, lui dis-je assez légèrement pour n'avoir pas l'air de prendre trop au sérieux son malaise, puisque tu as un peu mal au cœur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs Elysées une grand'mère qui a une indigestion. " " Je n'osais pas te le proposer, me répondit-elle. Mais ce sera plus sage. Pauvre chéri à qui je fais manquer ses rendez-vous. " J'eus peur qu'elle ne remarquât la façon dont elle prononçait les mots : " Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler, puisque tu as mal au cœur c'est absurde. Attends au moins que nous soyions rentrés. " Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle com- prenait que je m'étais aperçu qu'elle venait d'avoir une petite attaque.

Nous retraversâmes l'Avenue Gabriel, au milieu de la foule des promeneurs. Je la fis asseoir sur un fauteuil et j'allai chercher un fiacre. Elle au cœur de qui je me plaçais toujours pour juger la plus insignifiante des per- sonnes qui passaient, elle m'était maintenant fermée, elle était elle-même devenue une partie du monde extérieur, plus qu'à ces passants j'étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, mon inquiétude. Je ne pouvais pas lui en parler avec confiance. Elle venait de me restituer les pensées, les chagrins, que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n'était pas morte encore. J'étais déjà seul. Elle était déjà une étrangère. Et même ces allusions qu'elle avait faites aux Guermantes, à Molière, à nos conversations sur le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique, parce qu'elles sortaient du néant de ce même être qui demain peut-être n'existe- rait plus, pour qui elles n'auraient plus aucun sens, de ce

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