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J’aimais vraiment Mme de Guermantes ; le plus grand bonheur que j’eusse pu demander à Dieu eût été de faire fondre sur elle toutes les calamités, et que ruinée, déconsidérée, dépouillée de tous les privilèges qui me séparaient d’elle, n’ayant plus de maison où habiter ni de gens qui consentissent à la saluer, elle vînt me demander asile. J’imaginais qu’elle le faisait. Que de fois je me suis raconté cette histoire ! Mme de Guermantes m’y disait des choses si tendres que je ne pouvais pas cesser de lui savoir gré même une fois que j’avais fini de lire, que j’avais refermé, mon roman intérieur, d’ailleurs purement d’aventures, stérile et sans vérité. Dans le jugement général que, une fois l’illusion dissipée, je portais sur le caractère de Madame de Guermantes, je faisais entrer en ligne de compte la douceur des mots que, dans ma rêverie, je lui avais fait prononcer.

J’étais allé retrouver Saint-Loup dans la ville où il était en garnison. C’était, dans le nord, une de ces petites cités aristocratiques et militaires entourées d’une campagne étendue où par les beaux jours flotte dans le lointain une sorte de buée intermittente et sonore qui révèle les changements de place d’un régiment à la manœuvre comme un rideau de peupliers par ses sinuosités dessine le cours d’une rivière qu’on ne voit pas. Et l’atmosphère, (même dans les rues, les avenues et les places) finit par y contracter une sorte de perpétuelle vibratilité musicale et guerrière ; le bruit le plus grossier de chariot ou de tramway s’y prolonge en vagues appels de clairon indéfiniment ressassés, aux oreilles hallucinées, par le silence.