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heureux. Mais on me l'a bien dit à Strasbourg : " L'enfant insouciant gaspille son bonheur. " Cela tient, je crois, à ce que, généralement, la vie vivante est la récompense de l'effort et de la tâche, et que moi j'ai eu toutes les jouissances avant d'avoir produit ce qui fait qu'on les mérite. Cette dispro- portion entre ce que je peux appeler ma renommée et mes mérites, — ou, si tu veux (car tout de même jusqu'ici j'ai bien travaillé) — entre mon âge et mes succès, je n'en prenais pas conscience avant ce bienfaisant échec. J'en ai pris maintenant une conscience qui m'est singulièrement amère. La vérité, c'est que le bonheur ne rassasie pas : il est de sa nature un écoulement. Nous retombons sur les vérités éternelles. Je ne suis heureux que dans la bataille, quand je suis pressé^ quand j'ai beaucoup à faire. Mais je voudrais que ma tâche ne fût pas scolaire. Au fond, quand on n'est pas Spinoza, à quoi bon travailler la philosophie } Je ne suis pas un penseur. Je suis un professeur. Il me faut une activité, des gens à convaincre, ou à séduire. Stendhal et Vigny étaient à seize ans lieutenants aux dragons rouges. Moi, j'aurai bien- tôt vingt-et-un ans, et je suis ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure. Oh, je pourrais très bien faire de la bonne critique. Je me donne deux ans pour faire la pige à Faguet. Mais ça me dé- goûte. J'étais fait pour ressentir le grand soulève- ment involontaire que je ne ressentirai jamais.

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