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236 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Je m'entendis très bien avec lui. Ensemble nous passions des matinées chez les chemisiers, les bottiers, les tailleurs; il prêtait une attention particulière aux chaussures, par quoi se reconnaissent les gens, disait-il, aussi sûrement et plus secrètement que par le reste du vêtement et que par les traits du visage... Il m'apprit à dépenser sans tenir de comptes et sans m'inquiétcr par avance si j'aurais de quoi suffire à ma fantaisie, à mon désir ou à ma faim. Il émet- tait en principe qu'il faut toujours satisfaire celle-ci la dernière, car (je me souviens de ses paroles) désir ou fantaisie, disait-il, sont de sollicitation fugitive, tandis que la faim toujours se retrouve et n'est que plus impérieuse pour avoir attendu plus longtemps. Il m'apprit enfin à ne pas jouir d'une chose davantage, selon qu'elle coûtait plus cher, ni moins si, par chance, elle n'avait coûté rien du tout.

"J'en étais là quand je perdis ma mère. Un télégramme me rappela brusquement à Bucharest ; je ne la pus revoir que morte ; j'appris là-bas que, depuis le départ du mar- quis, elle avait fait beaucoup de dettes, que sa fortune suffisait tout juste à payer, de sorte que je n'avais à espérer pas un copeck, pas un pfennig, pas un groschen. Aussitôt après la cérémonie funèbre, je regagnai Paris où je pensais retrouver l'oncle de Gesvres ; mais il était parti brusque- ment pour la Russie, sans laisser d'adresse.

" Je n'ai point à vous dire toutes les réflexions que je fis. Parbleu j'avais certaines habiletés dans mon sac, moyen- nant quoi l'on se tire toujours d'affaire ; mais plus j'en aurais eu besoin, plus il me répugnait d'y recourir. Heureusement, certaine nuit que je battais le trottoir, un peu perplexe, j'y retrouvai cette Carola Venitequa que

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