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I06 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

depuis deux mois les collections à bon marché se hâtent de jeter au public, pour le plus bas prix, les œuvres du poète, et c'est tout. Vigny, poursuivi dans l'existence par des misères sournoises, n'eut jamais l'infortune décorative et somptueuse de Chateaubriand. Rongé, ses dernières années, par un cancer de l'estomac, il se comparait à Prométhée, mais le rocher manquait. Cette diminution, cette discrétion triste, nous les retrouvons dans ce cinquan- tenaire sans éclat, bien différent de ceux qui commémo- rèrent et Chateaubriand et Musset.

Si Vigny l'avait pu prévoir, il s'en serait amèrement affligé. Il aimait la gloire, dans toutes ses formes matérielles. Il souffrit beaucoup des mauvais numéros qui lui échurent souvent, des humiliations qu'il reçut, des bénéfices qu'il manqua. C'est de sa mauvaise étoile qu'il fit, avec la conscience d'une déchéance et d'un pis-aller, la lumière de sa vie intérieure, la lampe silencieuse de sa solitude. Il fut, comme Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, le héros de la sombre aventure que Stella a représentée sous les traits de Gilbert, de Chatterton, d'André Chénier. Et comme aux enfants qui méritent des louanges lorsqu'ils dorment bien, il faut peut-être savoir gré aux pompes officielles du goût très fin qu'elles marquèrent en ignorant ce cinquantenaire, en laissant Vigny à sa solitude et à la nôtre.

Durant ce stage de cinquante ans aux portes de la mémoire définitive, la lumière que rayonne Vigny est restée singulièrement stable. Quand la même date arrivera dans cinq ans pour Lamartine, dans vingt-deux ans pour Victor Hugo, quand elle est arrivée il y a quatre ans pour Alfred de Musset, la courbe de ces trois gloires a été et sera beaucoup plus accidentée, avec des cimes brusques et

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