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ET SES AMIS

l’événement domestique, qui est celui de son mariage. La conduite qu’elle tint en cette grave circonstance semble parfaitement ignorée de plusieurs, qui en parlent tout de même, mais de la façon le plus absurde du monde. Aussi bien convient-il de l’expliquer, sinon de l’excuser, franchement et simplement, à la lumière des faits et des documents qui s’y rattachent.

En épousant Frontenac, la fille du maître de comptes passait, sans transition, de la bourgeoisie aisée à la haute noblesse. Non seulement elle y entra de plein droit, mais devint aussitôt l’intime de la famille royale, témoin sa liaison immédiate avec Mademoiselle de Montpensier, cousine germaine de Louis XIV. Puis, l’amitié même du roi la confirma en grâce et en faveur auprès de toute la Cour. Les grands seigneurs raffolèrent alors de sa beauté merveilleuse, et les grandes dames, de son merveilleux esprit.

Je viens d’écrire que Madame de Frontenac avait conquis toute la Cour ; ceci n’est vrai qu’en apparence : en réalité, la Divine n’en possédait que l’élite, ce qui, certes, suffisait amplement à son ambitieux orgueil. Elle n’en était pas moins dans la position difficile de ces conquérants téméraires, installés par surprise dans la capitale ennemie, assez forts pour s’y maintenir, mais trop faibles pour en sortir et poursuivre leur marche triomphante. Elle ne subjugua jamais ce que j’appellerais volontiers la moyenne et la petite noblesse du royaume. Silencieuses devant le roi, baronnes, vicomtesses et marquises ne se gênaient pas dans l’intimité, et caquetaient d’abondance aux dépens de l’intruse et de la parvenue.

Je laisse à deviner tout ce que l’on disait, in petto, au sujet du mariage romanesque d’Anne de la Grange et de Louis de Buade, comte de Frontenac. Ce qui n’était, au fond, qu’un coup de tête est complaisamment représenté comme un coup de vice. Cet honnête mariage n’est qu’un rapt vulgaire, un enlèvement scandaleux. Anne de la Grange — elle avait seize ans à peine — n’est plus l’idéale Juliette de Shakespeare, mais une fille passionnée,