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ET SES AMIS

sur le rocher de Québec, pauvre petit bourg de province comptant à peine mille habitants. Quelle société composite et maussade que ces négociants, un peu rudes et grossiers, âpres à la curée, et qui ne causaient guère que de chasse aux fauves et de pêche à la morue ! Un aussi rapide changement de décors peut expliquer les brusqueries de Frontenac, ses colères noires, ses boutades amères, ses accès de rage. »

Tel était le Québec de l’an de grâce 1672. Et Madame de Frontenac y serait venue vivre si elle n’eût préféré, non pas Versailles à Québec, mais son enfant à son mari. Quelle était la raison de ce choix aussi cruel qu’étrange ? La voici.

De complaisants apologistes du gouverneur ont mis à la charge du caractère impérieux et vindicatif d’Anne de la Grange toutes les misères domestiques de son foyer. Ils eussent mieux fait, puisqu’ils en avaient le loisir, d’épiloguer aussi sur l’inconduite du mari. Bien que Pierre Margry soit un panégyriste ardent de Frontenac, il semble, dans le récit de ces querelles intimes, lui donner le plus grand tort.[1] « Frontenac, écrit-il, n’avait pas de goût à vivre en simple mortel auprès d’elle. » Saint-Simon, de son côté, nous raconte dans ses Mémoires que Frontenac « portait avec peine le poids de son autorité. »

La vérité, c’est que Frontenac fut l’artisan de sa

  1. Ainsi Pierre Margry porte au crédit de Frontenac une fort vilaine anecdote. Le découvreur du Mississipi, Jolliet, croyant être agréable au gouverneur du Canada, avait nommé la rivière des Illinois, Rivière de la Divine. « Il est peu probable, remarque l’archiviste parisien, que cette pensée fût suggérée, et encore moins ratifiée, par le comte, son mari. » Puis, il nous raconte, à l’appui de son opinion, l’histoire — assez invraisemblable — d’une interpolation commise par Frontenac sur une carte manuscrite de Raudin. Celui-ci, copiant Jolliet, avait désigné la rivière des Illinois sous le nom de Rivière de la Divine. Frontenac aurait ajouté : ou d’Outrelaise, pour l’odieux plaisir de faire pièce à sa femme. « Ce, qu’entre nous, j’admettrais assez aisément, » conclut Margry.