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26.
PREMIÈRES POÉSIES

Sur son fleuve endormi promène ses falots.
— On croirait que, féconde en rumeurs étouffées,
La ville s’est changée en un palais de fées,
Et que tous ces granits dentelant les clochers
Sont aux cimes des toits des follets accrochés.
La senora, pourtant, contre sa jalousie,
Collant son front rêveur à sa vitre noircie,
Tressaille chaque fois que l’écho d’un pilier
Répète derrière elle un pas dans l’escalier.
— Oh ! comme à cet instant bondit un cœur de femme !
Quand l’unique pensée où s’abîme son âme
Fuit et grandit sans cesse, et devant son désir
Recule comme une onde, impossible à saisir !
Alors, le souvenir excitant l’espérance,
L’attente d’être heureux devient une souffrance ;
Et l’œil ne sonde plus qu’un gouffre éblouissant,
Pareil à ceux qu’en songe Alighieri descend.
Silence ! — Voyez-vous, le long de cette rampe,
Jusqu’au faîte en grimpant tournoyer une lampe ?
On s’arrête ; — on l’éteint. — Un pas précipité
Retentit sur la dalle, et vient de ce côté.
— Ouvre la porte, Inès, et vois-tu pas, de grâce,
Au bas de la poterne un manteau gris qui passe ?
Vois-tu sous le portail marcher un homme armé ?
C’est lui, c’est don Paez ! — Salut, mon bien-aimé !
               DON PAEZ
Salut - que le Seigneur vous tienne sous son aide !
               JUANA
Etes-vous donc si las, Paez, ou suis-je laide,
Que vous ne venez pas m’embrasser aujourd’hui ?