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PREMIÈRES POÉSIES.

Un beau soir de printemps, certaine demoiselle
Arrivant de Paris tint chez Sa Sainteté.
Cassius s’alla planter tout à coup derrière elle,
Et resta là. Ceci ne fut point remarqué.
Le fait est qu’elle avait des yeux à l’espagnole,
L’air profondément triste et le pied très petit.
Du reste, elle était béte. — Enfin, lorsqu’on partit,
Cassius, tout en suivant la belle créature,
Vit son ami l’abbé qui cherchait sa voiture ;
Il lui saisit le bras si fort, que le tabac
Qu’il offrait à quelqu’un sur le pied lui tomba.
« Fortunio, dit-il, écoute. » Ils s’arrêtèrent
Sur un banc des jardins : les autres s’en allèrent.
Les vents du sud sifflaient sur leurs têtes, les cieux
Étaient sombres. Cassius prit un ton furieux :
« Un certain jour, dit-il, j’avais cru qu’une femme
Méritait mon mépris ; tu t’es moqué de moi,
Et tu m’as répondu : Ne méprise que toi !
Ce que je m’efforçais de trouver dans son Âme
D’amour et de bonheur, c’est en la dégradant
Jusqu’au rôle muet et vil de l’instrument,
Que je sus le trouver sur un mot de ta bouche.
J’attendais que du luth la corde retentit :
Ce n’est point une corde, ami, c’est une touche,
M’as-tu dit. Frappe donc. Une femme, une nuit..
Je suivis ton conseil, que l’enfer entendit.
Un philtre rassembla les forces de son être ;
Son pâle et triste amour, que je faisais peut-être
Répandre goutte à goutte, avant que de mourir,
Sur dix ou douze amants qu’il aurait pu nourrir,