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Pour donner un concert me loua mon bateau.
Sa maîtresse (c’était, je crois, la Muranèse)
Y vint seule avec lui ; la mer était mauvaise ;
Au bout d’une heure au plus un orage éclata.
Elle, comme un enfant qu’elle était, se jeta
Dans mes bras, effrayée, et me serra contre elle.
Vous savez son histoire, et comme elle était belle ;
Je n’avais jusqu’alors rien rêvé de pareil,
Et de cette nuit-là je perdis le sommeil."

L’étranger, à ces mots, parut reprendre haleine ;
Puis, Portia l’écoutant et respirant à peine,
Il poursuivit :
                      "Venise ! ô perfide cité,
A qui le ciel donna la fatale beauté,
Je respirai cet air dont l’âme est amollie,
Et dont ton souffle impur empesta l’Italie !
Pauvre et pieds nus, la nuit, j’errais sous tes palais.
Je regardais tes grands, qu’un peuple de valets
Entoure, et rend pareils à des paralytiques,
Tes nobles arrogants, et tous tes magnifiques
Dont l’ombre est saluée, et dont aucun ne dort
Que sous un toit de marbre et sur un pavé d’or.
Je n’étais cependant qu’un pêcheur ; mais, aux fêtes,
Quand j’allais au théâtre écouter les poètes,
Je revenais le cœur plein de haine, et navré.
Je lisais, je cherchais ; c’est ainsi, par degré,
Que je chassai, Portia, comme une ombre légère,