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Accompagnés de mots que nul ne saisissait,
Mais qui, prononcés bas, et de plus en plus rares,
Après quelques moments cessèrent tout à fait.
Au nom de l’ordre saint dont il se disait frère,
Auprès de la malade on l’avait laissé seul…
Sur le bord de la couche il vit pendre un linceul.
— « Trop tard, répéta-t-il, trop tard ! » — et sur la terre
Il tomba tout à coup plein de rage et d’horreur.

— Hommes, vous qui savez comprendre la douleur,
Gémir, jeter des fleurs, prier sur une tombe,
Pensez-vous quelquefois à ce que doit souffrir
Celui qui voit ainsi l’infortuné qui tombe,
Et lui tend une main qu’il ne peut plus saisir ?
Celui qui sur un lit vient pencher son front blême
Où les nuits sans sommeil ont gravé leur pâleur,
Et là, d’un œil ardent chercher sur ce qu’il aime,
Comme un signe de vie, un signe de douleur ;
Qui, suspendant son âme à cette âme adorée,
S’attache à ce rameau qui va l’abandonner ;
Qui, maudissant le jour et sa vue abhorrée,
Sent son cœur plein de vie, et n’en peut rien donner ?

Et, lorsque la dernière étincelle est éteinte,
Quand il est resté là — sans espoir — et sans crainte —
Qu’il contemple ces traits, ce calme plein d’horreur,
Ces longs bras amaigris traînant hors de la couche,
Ce corps frêle et roidi, ces yeux et cette bouche
Où le néant ressemble encore à la douleur…
Il soulève une main qui retombe glacée :
Et s’il doute, insensé ! s’il se retourne, il voit
La Mort branlant la tête, et lui montrant du doigt
L’être pâle, étendu sans vie et sans pensée.