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Aussi facilement qu’il méprisait la vie
Faisait gloire et métier de mépriser l’amour !
À lui, qui regardait ce mot comme une injure,
Et, comme un vieux soldat vous montre une blessure,
Montrait avec orgueil le rocher de son cœur,
Où n’avait pas germé la plus chétive fleur !
À lui, qui n’avait eu ni logis ni maîtresse,
Qui vivait en plein air, en défiant son sort,
Et qui laissait le vent secouer sa jeunesse,
Comme une feuille sèche au pied d’un arbre mort !

Et maintenant que l’homme avait vidé son verre,
Qu’il venait dans un bouge, à son heure dernière,
Chercher un lit de mort où l’on pût blasphémer ;
Quand tout était fini, quand la nuit éternelle
Attendait de ses jours la dernière étincelle,
Qui donc au moribond osait parler d’aimer ?

Lorsque le jeune aiglon, voyant partir sa mère,
En la suivant des yeux s’avance au bord du nid,
Qui donc lui dit alors qu’il peut quitter la terre,
Et sauter dans le ciel déployé devant lui ?
Qui donc lui parle bas, l’encourage et l’appelle ?
Il n’a jamais ouvert sa serre ni son aile ;
Il sait qu’il est aiglon ; — le vent passe, il le suit.
Il naît sous le soleil des âmes dégradées,
Comme il naît des chacals, des chiens et des serpents,
Qui meurent dans la fange où leurs mères sont nées,
Le ventre tout gonflé de leurs œufs malfaisants.
La nature a besoin de leurs sales lignées,
Pour engraisser la terre autour de ses tombeaux,
Chercher ses diamants, et nourrir ses corbeaux.