Page:Musset - Poésies nouvelles (Charpentier 1857).djvu/128

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Je résolus d’écrire, en rentrant au logis,
Un ouvrage quelconque, et d’étonner Paris.
De la soif de rimer ma cervelle obsédée
Pour la première fois eut un semblant d’idée.
Je tirai mon verrou ; j’eus soin de m’entourer
De tous les écrivains qui pouvaient m’inspirer.
Soixante in-octavos inondèrent ma table.
J’accouchai lentement d’un poëme effroyable.
La lune et le soleil se battaient dans mes vers ;
Vénus avec le Christ y dansait aux enfers.
Vois combien ma pensée était philosophique :
De tout ce qu’on a fait faire un chef-d’œuvre unique,
Tel fut mon but : Bramah, Jupiter, Mahomet,
Platon, Job, Marmontel, Néron et Bossuet,
Tout s’y trouvait ; mon œuvre est l’immensité même.
Mais le point capital de ce divin poëme,
C’est un chœur de lézards chantant au bord de l’eau.
Racine n’est qu’un drôle auprès d’un tel morceau.
On ne m’a pas compris ; mon livre symbolique,
Poudreux, mais vierge encor, n’est plus qu’une relique.
Désolant résultat ! triste virginité !
Mais vers d’autres destins je me vis emporté.
Le ciel me conduisit chez un vieux journaliste,
Charlatan ruiné, jadis séminariste,
Qui, dix fois dans sa vie à bon marché vendu,
Sur les honnêtes gens crachait pour un écu.
De ce digne vieillard j’endossai la livrée.
Le fiel suintait déjà de ma plume altérée ;
Je me sentis renaître et mordis au métier.
Ah ! Dupont, qu’il est doux de tout déprécier !
Pour un esprit mort-né, convaincu d’impuissance,
Qu’il est doux d’être un sot et d’en tirer vengeance !
À quelque vrai succès lorsqu’on vient d’assister,