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Et le drame moderne avec le sens commun.
De rois, de députés, de ministres, pas un ;
De magistrats, néant ; de lois, pas davantage,
J’abolis la famille et romps le mariage ;
Voilà ! Quant aux enfants, en feront qui pourront.
Ceux qui voudront trouver leurs pères chercheront.
Du reste, on ne verra, mon cher, dans les campagnes,
Ni forêts, ni clochers, ni vallons, ni montagnes.
Chansons que tout cela ! Nous les supprimerons.
Nous les démolirons, comblerons, brûlerons.
Ce ne seront partout que houilles et bitumes,
Trottoirs, masures, champs plantés de bons légumes,
Carottes, fèves, pois, et qui veut peut jeûner ;
Mais nul n’aura du moins le droit de bien dîner.
Sur deux rayons de fer un chemin magnifique
De Paris à Péking ceindra ma république.
Là, cent peuples divers, confondant leur jargon,
Feront une Babel d’un colossal waggon.
Là, de sa roue en feu le coche humanitaire
Usera jusqu’aux os les muscles de la terre.
Du haut de ce vaisseau les hommes stupéfaits
Ne verront qu’une mer de choux et de navets.
Le monde sera propre et net comme une écuelle ;
L’humanitairerie en fera sa gamelle,
Et le globe rasé, sans barbe ni cheveux,
Comme un grand potiron roulera dans les cieux.
Quel projet, mon ami ! quelle chose admirable !
À d’aussi vastes plans rien est-il comparable ?
Je les avais écrits dans mes moments perdus.
Croirais-tu bien, Durand, qu’on ne les a pas lus ?
Que veux-tu ? notre siècle est sans yeux, sans oreilles.
Offrez-lui des trésors, montrez-lui des merveilles :
Pour aller à la Bourse, il vous tourne le dos.