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d’oubli, la Providence peut souffler dessus ; vous pouvez être au désespoir, messieurs les impassibles ; il y a des larmes dans vos yeux. Je ne vous dirai pas que vos maîtresses peuvent vous trahir ; ce n’est pas pour vous peine si grande que lorsqu’il vous meurt un cheval ; mais je vous dirai qu’on perd à la Bourse, que, quand on joue avec un brelan, on peut en rencontrer un autre ; et si vous ne jouez pas, pensez que vos écus, votre tranquillité monnayée, votre bonheur d’or et d’argent, sont chez un banquier qui peut faillir, ou dans des fonds publics qui peuvent ne pas payer ; je vous dirai qu’enfin, tout glacés que vous êtes, vous pouvez aimer quelque chose ; il peut se détendre une fibre au fond de vos entrailles, et vous pouvez pousser un cri qui ressemble à de la douleur. Quelque jour, errant dans les rues boueuses, quand les jouissances matérielles ne seront plus là pour user votre force oisive, quand le réel et le quotidien vous manqueront, vous pouvez d’aventure en venir à regarder autour de vous avec des joues creuses et à vous asseoir sur un banc désert à minuit.

Ô hommes de marbre, sublimes égoïstes, inimitables raisonneurs, qui n’avez jamais fait ni un acte de désespoir ni une faute d’arithmétique, si jamais cela vous arrive, à l’heure de votre ruine ressouvenez-vous d’Abeilard quand il eut perdu Héloïse. Car il l’aimait plus que vous vos chevaux, vos écus d’or et vos maîtresses ; car il avait perdu, en se séparant d’elle, plus que vous ne perdrez jamais, plus que votre prince Satan ne perdrait lui-même en retombant une seconde fois des cieux ; car il l’aimait d’un certain amour dont les gazettes ne parlent pas, et dont vos femmes et vos filles n’aperçoivent pas l’ombre sur nos théâtres et dans nos livres ;