Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/254

Cette page n’a pas encore été corrigée

pour notre séjour à Paris. Elle jouait un de ces anciens airs où elle mettait tant d’expression et qui m’avaient été si chers. Je m’arrêtai dans l’antichambre près de la porte qui était ouverte ; chaque note m’entrait dans l’âme ; jamais elle n’avait chanté si tristement et si saintement.

Smith l’écoutait avec délices ; il était à genoux, tenant la boucle du porte-manteau. Il la froissa, puis la laissa tomber, et regarda les hardes qu’il venait de plier lui-même et de couvrir d’un linge blanc. L’air terminé, il resta ainsi ; Brigitte, les mains sur le clavier, regardait au loin l’horizon. Je vis pour la seconde fois tomber des larmes des yeux du jeune homme ; j’étais près d’en verser moi-même, et ne sachant ce qui se passait en moi, j’entrai et lui tendis la main.

« Étiez-vous là ? » demanda Brigitte. Elle tressaillit et parut surprise.

« Oui, j’étais là, lui répondis-je. Chantez, ma chère, je vous en supplie. Que j’entende encore votre voix ! »

Elle recommença sans répondre ; c’était aussi pour elle un souvenir. Elle voyait mon émotion, celle de Smith ; sa voix s’altéra. Les derniers sons, à peine articulés, semblèrent se perdre dans les cieux ; elle se leva et me donna un baiser. Smith tenait encore ma main ; je le sentis me la serrer avec force et convulsivement ; il était pâle comme la mort.

Un autre jour, j’avais apporté un album lithographié qui représentait plusieurs vues de Suisse. Nous le regardions tous les trois, et, de temps en temps, lorsque Brigitte trouvait un site qui lui plaisait, elle s’y arrêtait pour l’observer. Il y en eut un qui lui parut surpasser de beaucoup tous les autres : c’était un paysage du canton de Vaud, à quelque distance de la route de Brigues ; une