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un regard avec un être inconnu qui passait, et tout à coup il s’est envolé de vous je ne sais quoi qui n’a pas de nom. Vous avez pris racine en terre, comme le grain caché dans l’herbe qui sent que la vie le soulève, et qu’il va devenir une moisson. Nous étions seuls, la croisée ouverte ; il y avait au fond du jardin une petite fontaine dont le bruit arrivait jusqu’à nous. Ô Dieu ! je voudrais compter goutte par goutte toute l’eau qui en est tombée, tandis que nous étions assis, qu’elle parlait et que je lui répondais. C’est là que je m’enivrai d’elle jusqu’à en perdre la raison. On dit qu’il n’y a rien de si rapide qu’un sentiment d’antipathie ; mais je crois qu’on devine plus vite encore qu’on se comprend et qu’on va s’aimer. De quel prix sont alors les moindres mots ! Qu’importe de quoi parlent les lèvres, lorsqu’on écoute les cœurs se répondre ? Quelle douceur infinie dans les premiers regards près d’une femme qui vous attire ! D’abord il semble que tout ce qu’on dit en présence l’un de l’autre soit comme des essais timides, comme de légères épreuves ; bientôt naît une joie étrange ; on sent qu’on a frappé un écho ; on s’anime d’une double vie. Quel toucher ! quelle approche ! Et quand on est sûr de s’aimer, quand on a reconnu dans l’être chéri la fraternité qu’on y cherchait, quelle sérénité dans l’âme ! La parole expire d’elle-même ; on sait d’avance ce qu’on va se dire ; les âmes s’entendent, les lèvres se taisent. Oh ! quel silence ! quel oubli de tout ! Quoique mon amour, qui avait commencé dès le premier jour, eût augmenté jusqu’à l’excès, le respect que j’avais pour madame Pierson m’avait pourtant fermé la bouche. Si elle m’eût admis moins facilement dans