Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/140

Cette page n’a pas encore été corrigée

ne quittant pas d’une minute son bienfait patient, ne paraissant s’apercevoir de rien, ni de la tempête, ni de notre présence, ni de son courage, sinon qu’on avait besoin d’elle, il me semblait qu’il y avait, dans cette œuvre tranquille, je ne sais quoi de plus serein que le plus beau ciel sans nuages, et que c’était une créature surhumaine que celle qui, à travers tant d’horreur, ne doutait pas un instant de son Dieu. « Qu’est-ce donc que cette femme ? me demandais-je. D’où vient-elle ? depuis quand ici ? Depuis longtemps, puisqu’on s’y souvient de l’avoir vue rosière. Comment n’ai- je point entendu parler d’elle ? Elle vient seule dans cette chaumière, à cette heure ? Là où le danger ne l’appellera plus, elle ira en chercher un autre ? Oui, à travers tous ces orages, toutes ces forêts, toutes ces montagnes, elle va et vient, simple et voilée, portant la vie là où elle manque, dans cette petite tasse fragile, caressant sa chèvre en passant. C’est de ce pas silencieux et calme qu’elle marche elle-même à la mort. Voilà ce qu’elle faisait dans cette vallée, pendant que je courais les tripots : elle y est sans doute née, et on l’y ensevelira dans un coin du cimetière, à côté de mon père bien-aimé. Ainsi mourra cette femme obscure, dont personne ne parle, et dont les enfants vous demandent : “Est-ce que vous ne la connaissez pas ? ” » Je ne puis rendre ce que j’éprouvais ; j’étais immobile dans un coin ; je ne respirais qu’en tremblant, et il me semblait que si j’avais essayé de l’aider, si j’avais étendu la main pour lui épargner un pas, j’aurais commis un sacrilège et touché aux vases sacrés. L’orage dura près de deux heures. Lorsqu’il fut apaisé, la malade, s’étant mise sur son séant, commença à dire qu’elle se sentait mieux et que ce qu’elle avait pris