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fin. Il était impossible d’y rien distinguer, ni les rires, ni les chansons, pas même les cris.

« Qu’en pensez-vous ? me dit Desgenais. — Rien, répondis-je ; je me bouche les oreilles et je regarde. »

Au milieu de ce bacchanal la belle Marco restait muette, ne buvant pas, appuyée tranquillement sur son bras nu et laissant rêver sa paresse. Elle ne semblait ni étonnée ni émue. « N’en voulez-vous pas faire autant qu’eux ? lui demandai-je ; vous qui m’avez offert du vin de Chypre tout à l’heure, ne voulez-vous pas y goûter aussi ? » Je lui versai, en disant cela, un grand verre plein jusqu’au bord ; elle le souleva lentement, le but d’un trait, puis le reposa sur la table et reprit son attitude distraite.

Plus j’observais cette Marco, plus elle me paraissait singulière ; elle ne prenait plaisir à rien, mais ne s’ennuyait non plus de rien. Il paraissait aussi difficile de la fâcher que de lui plaire ; elle faisait ce qu’on lui demandait, mais rien de son propre mouvement. Je pensai au génie du repos éternel, et je me disais que si cette pâle statue devenait somnambule, elle ressemblerait à Marco.

« Es-tu bonne ou méchante ? lui disais-je ; triste ou gaie ? As-tu aimé ? veux-tu qu’on t’aime ? aimes-tu l’argent, le plaisir, quoi ? les chevaux, la campagne, le bal ? Qui te plaît ? à quoi rêves-tu ? » Et à toutes ces demandes le même sourire de sa part, un sourire sans joie et sans peine, qui voulait dire : « Qu’importe ? » et rien de plus.

J’approchai mes lèvres des siennes ; elle me donna un baiser, distrait et nonchalant comme elle, puis elle porta son mouchoir à sa bouche. « Marco, lui dis-je, malheur à qui t’aimerait ! »